Comme à son habitude, c'est d'après ses recherches dans les archives inquisitoriales qu' Anne étudie cette longue période allant du XIIIe au début du XIVe siècle en s'intéressant plus particulièrement au rôle des femmes dans la religion qui sut les aimer.
Bien sûr, je conseille vivement la lecture de ce livre à tous ceux qui ne l'ont pas encore lu.
Cette étude très fouillée nous entraîne sur les pas des divers acteurs de la spiritualité cathare, d'Arnaude de Lamothe la Chrétienne au temps du catharisme rayonnant à Guillelme Maury la croyante de la dernière Église de Pèire. De nombreux héros, de nombreuses héroïnes de l'ordinaire dessinent de frêles silhouettes dans les bois et les châteaux, font chanter des noms, entendre des paroles que l'on ne pourra pas oublier car si le temps a passé, l'on ressent le besoin de les écouter encore, de partager leurs peines et leurs espoirs, car ce sont nos frères et sœurs de cœur et d'esprit. Le temps n'a pu effacer ni les chemins qu'ils ont tracés, ni le message qu'ils portaient.
Je vais m'attacher à vous faire découvrir ici en particulier une héroïne de la dernière heure parmi ceux et celles qui tinrent toujours ouvertes et accueillantes les «maisons de la dernière Église».
Dans les premières années du XIVe siècle, les maisons cathares des Bonnes Dames et des Bons Hommes n'existent plus et les silhouettes des dernières Chrétiennes se sont peu à peu effacées dans les bois ou évanouies sur les bûchers de l'Inquisition. Pourtant on sait très bien que malgré 75 années de persécution systématique le catharisme était intact dans sa dernière Église, alors représentée par une quinzaine de Chrétiens dont l'organisation ecclésiale restait soucieuse de la sauvegarde de son rite comme de sa doctrine. Pèire Authié, l'Ancien et sa poignée de Bons Hommes déterminés par la force de leur foi et dotés d'une belle énergie avaient réussi à réactiver le maillage du réseau des familles, amis, parentèles et lignages des croyants en manque de prédicateurs.
Mais les Maisons cathares n'avaient plus droit d'existence. L'Inquisition du début du XIVe siècle , dénuée de toute pitié s'était transformée en une véritable «machine à broyer les consciences» ( selon l'expression d'Anne) dont les agissements se résumaient aux pires exactions ; confession , torture morale (et physique à partir de 1256), conversion, promesse de libération d'un membre de sa famille pour un suspect qui dénoncerait un Chrétien, intimidation de masse , terreur, et dont l'objectif final était l'élimination systématique de tout Chrétien, l'un après l'autre, soumis à l'abjuration ou au bûcher. L'Église catholique avait compris que pour en finir avec le catharisme renaissant, il fallait briser la chaîne des baptêmes par imposition des mains et interrompre l'enseignement cathare. IL fallait mettre hors d'état de nuire ceux qui répandaient leur enseignement et passaient le sacrement . En effet, il ne faut pas oublier qu' à cette époque, la consolation aux mourants était devenue bien plus fréquente que l'ordination des Bons Hommes , la population des croyants ne pouvant plus accéder à une vie religieuse, demandait massivement à être consolée sur son lit de mort. Cet ultime geste assurait alors le Salut de l'âme pour des croyants dont le quotidien de terreur souffrait d' insuffisance pastorale . Ne pouvant plus vivre en cathare, on voulut mourir en cathare, en se persuadant que cela suffirait au Salut. La mission des Bons Hommes clandestins était alors de sauver le plus grand nombre possible d'âmes sur leur lit de mort et la poignée des Chrétiens (une quinzaine de Bons Hommes constituant l' Église clandestine) devait prêcher du Massif Central jusqu'aux Pyrénées). Je parle d'un quotidien de terreur car au début du XIVe siècle on brûlait les croyants relaps ou les simples fidèles refusant d'abjurer, on brûlait les maisons ayant hébergé un Bon Homme, ayant abrité une Consolation, des familles entières de croyants- hôtes dont les gîtes étaient connus, étaient arrêtées et emprisonnées. Et pourtant rien, jusqu'au bout de la nuit n'empêcha ces merveilleux réseaux de gîtes protecteurs des Bons Hommes de fonctionner efficacement. Ces «Maisons de l'Église» tenues par les croyants et plus souvent les croyantes, derniers abris pour les prédicateurs clandestins, essaimaient la terre des Chrétiens d'alors. La maison de Sibylle Baille d'Ax fut un de ces nombreux gîtes. Mère du Bon Homme Pons Baille et en même temps mère du mouchard Arnaud Sicre junior , Sibylle, amie des hérétiques, croyante dévouée corps et âme au catharisme, représentait alors pour toute la population des croyants le meilleur agent de liaison, celle par qui l'on pouvait toujours contacter un Bon Homme en cas d'urgence (le plus souvent pour faire sa «bonne fin»). Séparée de son mari, le châtelain de Tarascon, Arnaud Sicre, resté lui un pilier ferme de l'Église catholique, Sybille lors de son divorce emmena deux de ses fils avec elle, dont Pons ,et les deux autres restèrent avec le père dont Arnaud le mouchard. Guillamone Garsen raconta devant l'inquisiteur comment Sybille, dans sa maison, cuisinait pour les Bons Hommes, signe de la confiance qu'ils lui portaient. Guilhem Escaunier déclara, lui, avoir rencontré Pèire Authié dans cette maison. Sybille centralisait pour les Bons Hommes les dons en vivres pour aider à leur entretien (déposition de Guillelme Garsen d'Ax). Raimon Vaisssière d'Ax avoua devant l'inquisiteur que Sybille alla vérifier que la demande de Consolation du croyant Pèire Mathéi ne cachait pas de piège avant d'introduire le Bon Homme Guilhem Authié auprès du mourant. Elle se chargeait souvent des préparatifs, veillait en attendant le Bon Homme et habillait même les femmes pour la cérémonie de la Consolation à la mourante. La «militante» bien nommée par Anne, qui ne fut pas Bonne Dame, ni même consolée sur son lit de mort (car elle n'y eut pas droit) fut brûlée à Carcassonne probablement en 1308. Sibylle n'abjura pas, ne fléchit pas et monta sur le bûcher. Sa foi sans concession , sa foi si pure, qu'elle ne pouvait renier, son abandon à cette foi sans même l'assurance du Salut, c'est encore et pour nous la démonstration qu'elle ne s'était pas trompée. Chapeau, Madame!
Les chrétiens cathares, écrit Anna Brenon «avaient cela en plus, qu'en plein Moyen-Âge, ils savaient que l'enfer était une invention des curés , destinée à faire tenir leurs ouailles tranquilles». Une connaissance qui leur ouvrait la porte sur une plus grande liberté de penser. La croyante cathare, ajoute t-elle « savait que Dieu ne se souciait pas d'une hiérarchie quelconque des sexes ou de la naissance». Ce qui, on peut légitimement penser, put lui procurer un avantage certain dans sa vision du monde. On comprend aisément que jusqu'à la mort de la dernière Église ces croyantes offrirent dévouement et ferveur à la cause du catharisme. Cette religion, en voyant en elles des âmes divines à part entière, leur donnait en retour la dignité d'être humain.