Un début de conte qui peut nous rappeler "Le chat botté"(dans l'héritage paternel, le petit dernier de la fratrie semble lésé) ou encore "Peau d'âne" (lui aussi doit aller affublé d'un "vêtement" qui va définir sa nouvelle vie. Mais les ressemblances s'arrêtent là.
Le héros du conte, rebaptisé "l'homme de toutes couleurs" de par son habit rapiécé qui dénote son état, a pour quête d'aller gagner sa vie ( comme le malheureux fils du meunier).
Les lieux qu'il va traverser, les êtres qu'il va rencontrer sont tous porteurs de symboliques précises qui nous emmène dans une singulière aventure mystique. Le héros ne choisit pas le chemin qui mène à Paris (dans le monde) mais un chemin inconnu et probablement douloureux: le chemin qui mène au Pays de la Faim te de la Soif, désert hostile à la vie dont on ne connait pas la destination. Le héros traverse ce pays en trois jours (c'est le jeûne total ou endura).
Le second lieu traversé n'est pas moins symbolique: la montagne - à la fois "non monde" où l'on peut croiser tous les êtres en rupture du monde: exilés solitaires, héros prisonniers - et " monde à l'envers", où la verticalité remplace l'horizontalité, où le désert remplace les cultures, et où" tout diffère des normes couramment reçues " (selon l'analyse de Dinguirard: "la montagne dans les contes de Bladé").Il y a ensuite la rivière qui symbolise une étape essentielle du chemin, et pour finir "le trou" comme un goulot qui symbolise la chute toujours possible, mais pas fatale. Le trou est le symbole du monde chtonien (du grec ancien
khton= la terre) qui est l'opposé du monde céleste. Les cavernes, les puits, les grottes et les souterrains sont souvent dans l' inconscient collectif des entrées vers un monde peuplé de créatures inquiétantes. Le chemin de l'homme de toutes couleurs est pénible, laborieux, semé de difficultés et de souffrance tel le chemin du chrétien cathare.
Les rencontres faites par le héros ont ,elles aussi, un sens bien particulier: il y a les rencontres bénéfiques, les alliés, qui apporteront l'aide nécessaire au héros pour poursuivre son chemin. Le Mal, lui aussi, est toujours là, présent, sournois, prêt à le faire chuter dans l'abîme. Et pour corser la difficulté, le Mal comme le Bien ne sont pas toujours où l'on croit les voir.
Le serpent dont la réputation n'est plus à faire va pourtant apporter une première aide matérielle au héros; or et argent qu'il pense aussitôt partager avec son père.
Un homme mort dans le désert et qu'il prendra soin d'enterrer et d'accompagner dans une prière, lui fournira une seconde aide matérielle: une barre de fer comme arme de défense.
"Corps sans âme", personnage énigmatique, nous fait bien sûr penser au Diable. Sa maison au pied de la montagne, paraît un havre de repos pour notre héros qui l'occupe en toute innocence (comme Boucle d'or!) pour se reposer. Une nouvelle épreuve, le combat de trois heures contre "Corps sans âme", se solde par la demande en grâce du démon qui ne pourra mourir qu'à la fin du monde. Le héros, en réussissant à "faire la loi" au Mal, en l' obligeant à le guider dans la montagne, réalise sa première "victoire" spirituelle.
Le loup géant ( incarnation diabolique et absolue du sauvage selon la psyché occidentale, mais aussi heureusement animal sacré, allié des peuples proches de la nature) joue ici son double rôle: agressif tout d'abord, une fois vaincu il se montre bienveillant avant de mourir en offrant son corps et son sang . Symboles christique et païen se mêlent dans le personnage. Tel Christ, le loup offre sa chair et son sang, mais pour offrir ses qualités guerrières à son vainqueur. Le loup apporte donc à son tour une aide en offrant son courage, valeur plus noble que les précédentes sur le chemin de la quête spirituelle.
Une fois au sommet de la montagne, c'est une rivière apparemment infranchissable qui barre la route du héros. Cette nouvelle épreuve que l'on pense ultime, est la plus difficile, celle qui exige la solitude, le dépouillement, la prise de décision irréversible; c'est le chemin cathare, chemin du chrétien qui ne peut plus se retourner. Luc (9.61-62)
- Citation :
- Un autre encore lui dit: "Je vais te suivre, Seigneur; mais d'abord permets-moi de faire mes adieux à ceux de ma maison "Jésus lui dit :" Quiconque met la main à la charrue, puis regarde à l'arrière, n'est pas fait pour le royaume de Dieu.
Alors l'homme de toutes couleurs se jette à l'eau. C'est le lâcher prise, moment où selon la formule affectionnée par Guilhem, le naufragé lâche la bouée pour choisir sa route. Il ne faut pas regarder derrière soi, ne pas écouter" les faux prophètes" qui vous retiennent et finiraient par vous perdre, peut-être même sans le vouloir. Le héros sait tout cela, et ne fait donc pas de faux pas.
Mais le Mal peut prendre d'infinis apparences, et le dernier personnage rencontré est l'incarnation même du Diable: ce nain, faux prophète entraîne notre héros confiant dans les profondeurs de la terre sans possibilité de retour. L'enfer est pavé de bonnes intentions; le château offert sous terre est une prison (et on pense au "mur" auquel pouvait être soumis nos ancêtres cathares). Ce dernier lieu qui emprisonne a, lui, des accents de merveilleux et de fantastique rappelant le conte de "La Belle et la Bête".
Encore une fois, les aides au héros seront apportées par des animaux; par les trois juments qui s'avèrent en fait être les filles du roi métamorphosées par le nain malfaisant, et surtout par l'aigle ,animal fantastique, associé par excellence à la montagne, doué de pouvoirs mystérieux et bien plus puissant que tout être humain, personnage mythique à cheval entre les deux principes du Bien et du Mal.
Ce sont, finalement, ses seules qualités; sa détermination, sa bienveillance portée tant aux animaux qu'aux humains, son courage, sa générosité sans faille allant jusqu'au don de soi, qui permettent à l'homme de toutes couleurs de parvenir au bout du chemin.